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L’origine des goigs
La Catalogne, lieu de naissance des goigs, en raison de sa situation géographique au nord-est de la péninsule ibérique, fut pendant des siècles une marche, ou province frontière, de la chrétienté. Les circonstances historiques de la christianisation dans ce territoire, expliquent l’élaboration précoce d’une hagiographie (rédaction et étude des vies des saints) originellement en langue latine, et essentiellement destinée à la liturgie. Elle se caractérise par l’influence des premiers évêques wisigothiques, et par la conformité aux recueils romains de l’époque carolingienne, dont le célèbre sacramentaire grégorien au début du 9ème siècle. Sans renoncer à ses traditions propres, elle est étroitement liée aux recherches formelles des grands centres religieux du Languedoc voisin et sensible à l’importance du culte des saints dans un souci de mobilisation des énergies physiques et spirituelles contre les envahisseurs maures. Les goigs se feront volontiers l’écho de cette lutte pour la Reconquête, où des saints, vaillants héros, sacrifieront leur vie pour repousser les infidèles. C’est aussi l’époque des nombreuses translations de reliques venues d’Orient par Rome, qui, grâce à ce précieux capital qu’elle est amenée à disperser en partie dans toute la chrétienté, contribue à répandre et légitimer le culte des saints.
A partir du sacramentaire grégorien revu et corrigé par Saint-Benoît d’Aniane au 9ème siècle, qui constitue un patrimoine durable, commun à toute la chrétienté, des répertoires locaux d’hymnes latines en l’honneur des saints se forment en Catalogne, tout en reprenant parfois des formes plus anciennes, et sont couramment utilisés au 10ème, 11ème et 12ème siècles. Une évolution importante aura lieu à la fin du 13ème siècle : l’apport des textes grecs et des textes juifs et musulmans en langue arabe provoque la remise en question intellectuelle et religieuse des penseurs chrétiens de la péninsule ibérique. D’autre part, la Legenda aurea ou Légende dorée, rédigée par le dominicain Jacques de Voragine, est une énorme compilation en langue latine de légendes hagiographiques, où l’auteur a puisé dans tous les textes classiques de la littérature religieuse du Moyen-âge. Cet ouvrage connaît dès sa création vers 1261-1266 un immense succès, devient avec la bible et le psautier une des œuvres les plus répandues, et sera une source d’inspiration permanente dans le domaine des arts plastiques. En Catalogne, sa diffusion s’effectue au moment où se développe une culture urbaine, et où émergent des expressions laïques de la piété, parallèlement à la stabilisation de la Reconquête et à l’essor décisif de l’écriture religieuse et spirituelle en langue catalane. Des récits légendaires en catalan à la fois inspirés et distincts de la Légende dorée vont alors apparaître.
La fin du Moyen-âge se caractérise par l’apparition de grandes crises, les affrontements des états chrétiens, les pestes et les mortalités, puis la cassure de la Réforme. Ces événements remettent en cause l’univers religieux, et vont perturber profondément le fonctionnement de l’Eglise catholique romaine. Agressée en tant qu’institution, seule légitimatrice des pouvoirs et des identités individuelles et collectives, l’Eglise élabore tout un dispositif afin de rassembler les énergies de ses membres, de réunir et contrôler leurs actions de dévotion.
Le Concile de Trente (1545-1563), pièce maîtresse et moteur de la Contre-Réforme, va organiser la riposte en favorisant l’affirmation dans les paroisses, d’identités chrétiennes bien circonscrites et bien localisées pour mieux les contrôler et les diriger. Désormais, en raison de l’évolution des langues romanes, le latin des offices religieux est de moins en moins compris par les fidèles ; au contraire l’utilisation du catalan est de plus en plus fréquente. Dans ce contexte nouveau qui permet une relative autonomie, l’Eglise catalane va reformuler certains aspects des offices religieux, sans hésiter à « canoniser » des cultes locaux, en prenant en compte les espoirs collectifs de recherche d’un nouvel idéal moral et social. Au moment où le processus de centralisation castillan intègre les territoires catalans dans l’immense empire constitué sous Charles Quint, on voit se développer à la même époque la vénération des saints locaux.
«… Les évêques de Catalogne ne cessent de donner à leurs imprimeurs dès la fin di 16ème siècle les licences nécessaires à l’impression des prières en langue catalane appelées goigs, que chaque communauté paroissiale de Catalogne, sans exception, commande à plusieurs reprises. Ces goigs sont toujours intitulés : Goigs de saint… dont les reliques sont conservées dans l’église paroissiale du lieu de… »
« Reproduits en successives éditions, les goigs concourent à maintenir, d’une génération à la suivante, la conviction que les saints, par leur présence effective et puissante dans les églises et les chapelles, sont les témoins et les garants de l’identité paroissiale et de sa légitimité chrétienne, locale, catalane. » (Dominique de Courcelles)
Véritables icônes, reliques jalousement conservées dans un souci de protection, ces feuillets ne sont pas innocents. De retour de l’église ou de l’ermitage, la feuille vénérée du goig, ornée de l’image de la Vierge ou du saint protecteur, est affichée sur les murs des maisons, dans les oratoires, dans les chapelles des églises et même dans les étables de certains villages montagnards, afin d’éloigner de la maisonnée les atteintes de l’esprit du mal : propitiatoire, la gravure est également investie d’une vertu magique. Sur le feuillet des goigs, l’image gravée sur bois du saint ou de la sainte, garantit l’efficacité de sa protection : elle reproduit souvent dans une vision familière la statue conservée dans le sanctuaire voisin. Ainsi, le culte des saints qui s’exprime à travers les goigs largement diffusés jusqu’au 20ème siècle, constitue un élément fondamental de l’identité religieuse, et l’expression authentique des sentiments vitaux de l’esprit populaire catalan.